Nous avons assez attendu ! L’avortement, un droit encore à conquérir en Belgique Par Carine Thibaut et Wies De Graeve, respectivement directrice générale de la section belge francophone et directeur général de la section flamande d’Amnesty International

Au cours des trois dernières décennies, plus de soixante pays [4] ont entrepris des réformes législatives pour faciliter l’accès à l’avortement, reconnaissant ainsi le rôle crucial de cette pratique pour protéger la vie et la santé des femmes et des personnes pouvant tomber enceintes [5]. Ainsi en va-t-il de l’exemple irlandais. A la suite d’un référendum historique, en 2018, le pays franchit une étape décisive en abrogeant une interdiction presque totale de l’avortement, modifiant l’une des législations européennes la plus restrictive en la matière [6]. Outre l’Irlande, d’autres pays ont emboîté le pas de la dépénalisation comme le Mexique, la Colombie, l’Argentine, le Népal, reconnaissant l’avortement comme un droit fondamental pour des millions de personnes.

Cependant, malgré ces progrès notables partout dans le monde, de nombreux pays maintiennent toujours des lois draconiennes qui entravent l’accès à des avortements sûrs et légaux. Près de 40% des femmes en âge de procréer vivent dans des pays où l’avortement est soit extrêmement restreint, soit légal, mais inaccessible en pratique [7].

Les lois n’empêchent jamais que des avortements soient pratiqués, elles empêchent que ces derniers aient lieu dans un cadre sécurisé, ce qui a un impact non négligeable sur la morbidité et la mortalité. L’Organisation Mondiale de la Santé estime que les décès dûs aux avortements non sécurisés représentent de 4 à 13,2% de l’ensemble de la mortalité maternelle par an [8], et l’hospitalisation de millions de femmes par an en raison de complications supplémentaires. Une mortalité absolument évitable.

Il s’agit en outre d’une violation des droits humains, car ces lois restrictives privent les femmes et les personnes pouvant être enceintes de leur droit fondamental à disposer de leur corps et à prendre des décisions autonomes concernant leur santé reproductive [9].

En Europe, une situation moins favorable qu’il n’y paraît

Contrairement à une image couramment répandue, en Europe, certains pays continuent à pénaliser complètement l’avortement. Ce dernier est totalement illégal en Andorre, presque entièrement illégal en Pologne et très limité à Malte et au Liechtenstein. En Pologne, la situation pourrait cependant évoluer, suite à l’annonce du nouveau Premier ministre Donald Tusk, de légaliser à nouveau l’avortement. Rien n’est encore fait car le Premier ministre polonais fait face à une opposition importante, même au sein de son propre parti [10].

Ainsi, sur notre continent européen, de nombreuses défenseures du droit à l’avortement ont été condamnées ou poursuivies soit pour avoir facilité l’accès à des avortements, soit pour avoir mis en cause le cadre législatif de leur pays. C’est le cas de la polonaise Justyna Wydrzynska qui, en mars 2023, a été déclarée coupable et condamnée à huit mois de service d’intérêt général, pour avoir procuré des pillules abortives à une femme en couple avec un homme violent, qui préferait mourir que de mener sa grossesse à terme [11]

Même dans les pays européens où l’avortement est légal, de nombreux obstacles persistent, tels que des coûts élevés, des consultations préalables biaisées ou des délais d’attente obligatoires. Ces barrières rendent l’accès à l’avortement difficile, voire impossible, pour de nombreuses personnes, en particulier celles issues de milieux défavorisés ou marginalisés. C’est le cas par exemple en Hongrie, où il est obligatoire pour elles d’écouter les battements du coeur du foetus [12]. En Italie, en raison de l’objection de conscience invoquée par de nombreux·euses professionnel·les de santé, beaucoup d’hôpitaux n’offrent pas de services d’interruption volontaire de grossesse, et ce, malgré la légalisation de cette pratique intervenue en 1978.

En Belgique, le débat sur la réforme de la législation sur l’avortement s’éternise depuis trop longtemps

Et en Belgique, cela fait quatre ans que l’on attend. Quatre années que les femmes et les personnes pouvant être enceintes attendent un cadre légal adapté à leur réalité. La déclaration de gouvernement de 2020 est pourtant claire sur le sujet, un comité scientifique multidisciplinaire indépendant devait se réunir et produire un rapport qui permettrait d’orienter la décision politique sur l’interruption volontaire de grossesse et le cadre légal qui l’entoure. Le comité fut réuni, rassemblant 35 expert.es de toutes les universités belges, et son rapport de 200 pages fut remis au Parlement en avril 2023.

Ses conclusions sont limpides, il faut réformer la loi de 2018 et améliorer les conditions dans lesquelles se pratiquent les avortements dans notre pays. Le rapport préconise entre autres de supprimer les sanctions pénales qui pèsent à l’encontre des femmes enceintes qui pratiquent ou obtiennent un avortement en violation de la loi [13].

Il faut même aller plus loin que ce rapport : nos autorités doivent dépénaliser totalement le droit à l’avortement dans notre pays

En outre, le rapport pointe plusieurs modifications fondamentales à mettre en oeuvre comme l’allongement du délai pour accéder à un avortement, la suppression du délai obligatoire de réflexion de 6 jours et la suppression de l’obligation de rappel des diverses possibilités d’accueil (adoption, etc.). Le comité a rédigé 25 recommandations, toutes utiles pour avancer. Mais presque un an plus tard, force est de constater qu’elles sont pour l’instant restées lettre morte.

Il faut même aller plus loin que ce rapport : nos autorités doivent dépénaliser totalement le droit à l’avortement dans notre pays, notamment en supprimant toutes les dispositions légales qui sanctionnent pénalement directement ou indirectement les personnes qui ont avorté ou cherché à le faire, mais aussi les soignant·es qui ont pratiqué un avortement ou les personnes qui ont aidé une tierce personne à avorter.

Ainsi, le délai d’accès à un avortement de 12 semaines post-conception “a pour conséquence une dynamique quasi automatique de voyages vers les Pays-Bas à des fins abortives de femmes belges confrontées à une grossesse non désirée”.

Le cadre légal actuel laisse par ailleurs de nombreuses personnes sans accès adéquat à des services d’avortement. Les derniers chiffres des centres pratiquant l’avortement dans notre pays montrent que des centaines de femmes sont encore obligées de se rendre à l’étranger pour réaliser une interruption volontaire de grossesse. Elles étaient 371 femmes obligées de se rendre aux Pays Bas en 2021.
Ainsi, le délai d’accès à un avortement de 12 semaines post-conception “a pour conséquence une dynamique quasi automatique de voyages vers les Pays-Bas à des fins abortives de femmes belges confrontées à une grossesse non désirée”.

Or, la nécessité d’entamer un voyage afin d’accéder à un avortement après le délai légal entraîne des coûts et obstacles, ce qui prive certaines personnes d’un accès aux services en la matière – et touche de manière disproportionnée les personnes issues de milieux défavorisés, précaires ou marginalisés.

Une situation inacceptable à nos yeux, car le non accès à un avortement en Belgique renforce encore la vulnérabilité de femmes déjà précaires. Il est essentiel que notre pays puisse offrir aux personnes les plus précarisées un accès à un avortement de manière optimale, sans stigmatisation ni obstacles.

Le report systématique de ce débat n’est plus acceptable, nous avons attendu trop longtemps. Il est temps pour la Belgique d’agir. La capacité des individus à exercer leur autonomie reproductive est un élément fondamental des droits humains. C’est une question de justice, d’égalité et de respect des droits fondamentaux de chaque individu.

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