Lampedusa, la dérive morale de l’Europe

Les nombreuses personnes qui ont débarqué à Lampedusa ces dernières heures sont confrontées à l’insuffisance de l’intervention de l’État italien. Ce dernier continue de s’en prendre aux ONG qui effectuent des opérations de recherche et de sauvetage (SAR).
La Libye et la Tunisie ont conclu avec l’Europe des accords portant précisément sur les flux migratoires. Mais ces accords n’empêchent pas, au contraire, des violations massives des droits humains. Compte tenu également des positions de Berlin et de Paris, la discussion sur le Pacte européen sur les migrations, prévue le 28 septembre prochain, s’annonce difficile.

Un nourrisson âgé de cinq mois seulement a perdu la vie au large de Lampedusa, lors des opérations de débarquement frénétiques menées par les garde-côtes italiens. La mère, une mineure guinéenne, a été secourue avec les 45 personnes avec lesquelles elle voyageait sur un bateau en provenance de Sfax, en Tunisie.

Un drame incompréhensible, mais vite mis de côté, dans la précipitation causée par la situation à Lampedusa ces dernières heures : plus de 5 000 personnes sont arrivées en deux jours, plus d’une centaine de débarquements, en partie coordonnés par les gardes-côtes, en partie autonomes. Des milliers de personnes atteignent l’île. Elles proviennent pour la plupart de pays subsahariens, beaucoup sont mineures, et partent de Libye - aujourd’hui secouée par le cyclone Daniel - et surtout de Tunisie.

Les nombreuses personnes qui ont débarqué à Lampedusa ces dernières heures sont confrontées à l’insuffisance de l’intervention de l’État italien. Le personnel - médecins, paramédicaux, médiateurs - est insuffisant par rapport aux besoins, de sorte que les personnes en détresse qui arrivent, après avoir voyagé sur des embarcations de fortune et dans des conditions très critiques, sont contraintes d’attendre plusieurs heures sous le soleil pour obtenir une première assistance et être conduites, par des bus de la Croix-Rouge, au hotspot de Contrada Imbriacola. La gestion de la situation à l’embarcadère de Favarolo est confiée aux forces de l’ordre : la Guardia di Finanza a procédé à des interpellations contre un groupe de migrants. Des images que nous n’aurions jamais voulu voir.

Entre-temps, le hotspot est complètement dépassé : sur une capacité de 400 personnes, il y a plus de 6 000 personnes présentes, avec une promiscuité manifeste entre hommes, femmes et mineurs. Pour tenter de remédier à la situation, des transferts sont organisés, y compris par des navires militaires, vers d’autres régions italiennes.

LES ACCORDS AVEC LA LIBYE ET LA TUNISIE SONT CRUELS, COÛTEUX ET INEFFICACES

La Libye et la Tunisie ont conclu avec l’Europe des accords portant précisément sur les flux migratoires. En 2017, l’Italie et la Libye ont signé le "Mémorandum d’entente sur la coopération dans le domaine du développement, de la lutte contre l’immigration illégale, la traite des êtres humains, la contrebande et le renforcement de la sécurité des frontières " : en fait, depuis six ans, l’Italie et l’Union européenne donnent de l’argent, des moyens et des formations aux soi-disant garde-côtes libyens, qui en retour interceptent les migrants et les ramènent là où leurs droits sont constamment violés dans un contexte de torture, de violence, de viols.

En juillet 2023, l’Union européenne a signé un accord similaire avec la Tunisie de Kais Saied qui, depuis le début de l’année, a durci la répression contre toute opposition politique et incité à la discrimination contre les migrants. Depuis des mois, les Noirs de Tunisie sont victimes de violences, d’agressions, d’expulsions sommaires, d’arrestations arbitraires et de déportations dans le désert.

LA ROUTE DE LA MÉDITERRANÉE EST DE PLUS EN PLUS MEURTRIÈRE

Dans ce scénario, des personnes continuent de mourir en mer. L’équipage du navire Nadir de l’ONG allemande Resqship rapporte les témoignages d’un groupe de naufragés secourus le long de la route entre Sfax et Lampedusa, selon lesquels au moins 40 personnes ont coulé sous leurs yeux avec la barge de fer sur laquelle ils voyageaient. Malgré une forte augmentation du nombre de départs, une opération européenne coordonnée de recherche et de sauvetage fait toujours défaut, tandis que l’intervention des ONG continue d’être entravée.

L’ATTAQUE CYNIQUE DU GOUVERNEMENT CONTRE LES ONG

Le gouvernement italien continue de s’en prendre aux ONG qui effectuent des opérations de recherche et de sauvetage (SAR). Tout récemment, le navire Mare Jonio de l’ONG Mediterranea Saving Humans, le seul de la flotte de sauvetage civil battant pavillon italien, a été arrêté et soumis à une inspection de plus d’une semaine, qui s’est terminée par l’ordre de "retirer du navire avant le départ le matériel et les fournitures embarqués à bord pour l’exécution du service de sauvetage". Un "ordre scandaleux et inacceptable, ainsi que la menace de conséquences pénales pour nos armateurs", a commenté Mediterranea, qui conteste la mesure. Selon l’ONG, la position du gouvernement serait prétexte : le navire est en effet reconnu comme équipé pour l’activité SAR, et pour cette raison il a été certifié par le Registre Naval Italien, pourtant : "il ne répondrait pas aux critères de deux circulaires émises en décembre 2021 et février 2022, qui requièrent des caractéristiques techniques particulières de la coque". Une affirmation absurde en soi", a souligné Mediterranea, ajoutant que "le gouvernement italien voudrait en faire la norme pour tous les pavillons européens, afin d’ entraver l’ensemble de la flotte civile".

LA DÉRIVE MORALE DE L’EUROPE

De son côté, l’Europe envoie des signaux contraires à la perspective d’un engagement commun guidé par le principe de la responsabilité partagée. L’Allemagne a bloqué la procédure de sélection des migrants arrivant d’Italie. Il s’agit du "mécanisme de solidarité", totalement volontaire et insuffisant, par lequel les pays européens décident d’autoriser ou non le transfert de migrants sur leur territoire. La position allemande répondrait à la décision prise par l’Italie en décembre dernier de suspendre le mécanisme lié au règlement de Dublin, en n’acceptant plus les migrants qui se sont installés en Allemagne bien qu’ils soient entrés sur le territoire de l’UE en Italie, et dont la demande au titre du règlement de Dublin doit être examinée par les autorités italiennes. La France a également annoncé son intention de renforcer les contrôles dans la zone située entre Menton et Vintimille, une zone où la frontière est fermée et militarisée pour les migrants depuis des années.

Compte tenu également des positions de Berlin et de Paris, la discussion sur le Pacte européen sur les migrations, prévue le 28 septembre prochain, s’annonce difficile. Dans le texte, présenté sous forme de projet au début du mois de juin, la seule synergie trouvée par les Etats membres porte sur la réduction des normes de protection des personnes qui arrivent : en effet, il prévoit l’institution de procédures destinées à causer des souffrances, telles que la détention, même pendant des mois, dans des centres fermés le long des frontières, et la possibilité de rejeter les personnes en quête de salut vers des pays jugés sûrs.

Face à la nécessité de repenser les politiques migratoires dans une optique de garantie des personnes et de respect du principe de responsabilité partagée, le Pacte européen risque au contraire de créer une plus grande division entre les pays situés aux frontières extérieures de l’Union et les pays situés à l’intérieur, et s’éloigne de plus en plus du concept de solidarité et de protection des droits.

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