HAÏTI : Les groupes armés toujours actifs - Conclusions de la délégation d’Amnesty International

Index AI : AMR 36/030/2004

Jeudi 8 avril 2004

ANNONCE À L’ATTENTION DES MÉDIAS

À l’issue d’une mission de quinze jours en Haïti, Amnesty International est profondément inquiète pour la sécurité de la population civile. En dépit de la présence de la force intérimaire multinationale, un grand nombre de groupes armés sont toujours actifs dans le pays. On compte parmi eux aussi bien des forces rebelles que des milices loyales à l’ancien président Aristide.

Amnesty International est particulièrement inquiète pour la sécurité des juges, procureurs, enquêteurs criminels, victimes, témoins et défenseurs des droits humains impliqués dans des affaires concernant des atteintes aux droits fondamentaux des personnes. Le juge Napela Saintil, principal magistrat lors du procès des responsables du massacre de Raboteau en 1994, a été violemment battu le 30 mars par un homme armé. Le juge a déclaré aux délégués d’Amnesty International que son agresseur l’avait menacé pour son rôle dans la condamnation, par contumace, de Louis Jodel Chamblain, l’un des participants au massacre.

La délégation d’Amnesty International a interviewé des Haïtiens de toutes tendances politiques et de toutes origines sociales. Tous ont exprimé un profond sentiment d’insécurité et ont dit craindre les attaques de l’un ou l’autre des groupes armés toujours présents sur l’île.

Parmi ceux-ci on trouve ceux qui ont participé au coup d’état de 1991, les Chimères, restées loyales à l’ancien président Aristide, des bandes armées pro-Aristide non reconnues officiellement, des bandes armées apolitiques, ainsi que d’anciens responsables militaires et d’anciens chefs de police ruraux ou « chefs de section », connus pour s’être rendus coupables de graves violations des droits humains dans le passé. Des membres des forces armées haïtiennes dissoutes et d’anciens dirigeants paramilitaires reconnus coupables d’atteintes aux droits humains dans le passé sont aussi apparus sur la scène politique haïtienne ; ils ont pris le contrôle de régions dans lesquelles l’autorité de l’État était faible ou inexistante.

Le gouvernement intérimaire n’a pas encore établi son contrôle sur les institutions légales du pays. En visitant le centre pénitentiaire de Port-au-Prince, les délégués d’Amnesty International ont découvert qu’une partie de la prison était sous le contrôle de marines américains. Les autorités américaines ont reconnu depuis qu’elles y gardaient quelques-uns des détenus, parmi la quarantaine dont Amnesty International connaissait l’existence dans cette prison. Parmi eux se trouve Jocelerme Privert, ancien ministre de l’Intérieur, tout juste arrêté.

Les autorités américaines ont été incapables de fournir à Amnesty International des détails concernant les prisonniers et le cadre légal de leur détention. Parmi les prisonniers haïtiens se trouveraient des personnes impliquées dans le trafic de drogue et, pour l’une d’entre elles, dans des affaires de terrorisme. Amnesty International a appelé les autorités américaines à clarifier immédiatement la base légale justifiant leur détention effective sous garde américaine et les mesures qui ont été prises pour s’assurer qu’ils avaient bénéficié de toutes les garanties légales prévues.

Amnesty International se réjouit des déclarations faites par le nouveau directeur de la police, Leon Charles, lequel a assuré l’organisation, lors de sa mission sur place, que les nouvelles forces de police d’Haïti adopteront une approche neutre et feront preuve d’impartialité dans leur action. L’organisation estime qu’une telle approche pourrait être la clé pour restaurer la confiance envers les forces de sécurité et le respect de la primauté du droit en Haïti.

Depuis son arrivée au pouvoir, toutefois, le gouvernement intérimaire s’est empressé de procéder à l’arrestation des membres du parti de l’ancien président Aristide, Fanmi Lavalas (FL, Famille Lavalas), soupçonnés d’actes de violence politique et de corruption, tout en s’abstenant d’agir contre les auteurs connus d’atteintes graves aux droits humains. Louis Jodel Chamblain et Jean Pierre Baptiste (alias Jean Tatoune), par exemple, sont toujours libres, de même qu’un certain nombre d’autres personnes citées dans le dernier rapport d’Amnesty International sur Haïti (Haïti : les auteurs de violations et d’exactions commises ces dernières années menacent les droits humains et le rétablissement de l’état de droit).

« En n’arrêtant que des partisans du mouvement Lavalas, le gouvernement se trompe de message. Les auteurs connus d’atteintes graves aux droits humains doivent être placés en détention, même ceux qui se trouvent parmi les forces rebelles, a déclaré Amnesty International. Le gouvernement haïtien doit mettre la défense des droits humains au centre de son agenda politique. Personne ne doit pouvoir échapper à la justice après avoir commis des violations des droits humains, notamment des meurtres, sans crainte d’être arrêté, poursuivi et puni. »

Les crises politiques récurrentes en Haïti trouvent leur cause dans une politique très ancienne de violations des droits humains commises en toute impunité. Amnesty International croit fermement que le gouvernement haïtien doit s’engager publiquement et fermement à mettre un terme au cycle de l’impunité en veillant à ce que les auteurs d’atteintes graves aux droits humains de toutes factions soient traduits en justice.

Amnesty International a également reçu des informations récentes faisant état d’homicides et d’enlèvements au sein de la base du mouvement pro-Aristide dans les quartiers pauvres de Port-au-Prince. Parmi les auteurs présumés se trouveraient plusieurs prisonniers en cavale, condamnés pour des viols et autres crimes de droit commun. Ces hommes travailleraient avec la police haïtienne et la force intérimaire multinationale pour identifier les personnes ayant eu des liens avec le régime du mouvement Lavalas.

Le chauffeur d’un ancien député du FL a été agressé le 3 avril à Martissant ; il est mort le lendemain des suites de ses blessures. Le 4 avril, un autre homme ayant des liens avec le mouvement Lavalas a été abattu près du marché de Martissant. Après le meurtre, les assaillants se sont rendus chez lui, ont menacé de tuer sa femme, qui vit aujourd’hui dans la clandestinité et ont brûlé sa maison. En outre, deux membres du KOMIREP, une organisation locale comprenant des victimes du coup d’état de 1991, ont été enlevés, l’un à Martissant l’autre à Cité l’Éternel, en pleine rue, le lundi 4 avril. On est sans nouvelles d’eux.

Une jeune femme a raconté aux délégués d’Amnesty International qu’elle recevait des menaces de la part d’un policier récemment échappé de prison. Ce policier et au moins quatre autres hommes avaient été accusés du viol en réunion de la jeune femme en novembre 2003. Deux des hommes avaient été arrêtés, dont ce policier. Tous deux s’étaient évadés de prison lors d’une mutinerie le 29 février. L’organisation de défense des droits des femmes et l’organisation de défense des droits humains soutenant la jeune femme ont également reçu des menaces.

La première mesure cruciale pour établir la primauté du droit et mettre fin à l’impunité régnante doit être le désarmement, au niveau national, de tous les groupes armés. Amnesty International appelle le nouveau gouvernement à mettre en place un plan de désarmement national afin de veiller à la sécurité de tous les Haïtiens

Amnesty International constate avec consternation qu’aucun effort sérieux n’a été entrepris par la force intérimaire multinationale pour collaborer avec la police nationale haïtienne à la mise en place d’un programme de désarmement de ce type. Le secrétaire d’État américain Colin Powell et les autorités françaises, qui font partie de la force multinationale dirigée par les États-Unis, ont parlé de la nécessité de désarmer, mais ces paroles n’ont pas été suivies d’action.

« La communauté internationale doit prendre le désarmement au sérieux maintenant et travailler en étroite collaboration avec la police haïtienne à cet effet », a déclaré Amnesty International. La résolution 1529 du Conseil de sécurité lui donne toute amplitude pour le faire.

Amnesty International pense que les forces multilatérales conduites par les États-Unis sont dans une position de force unique pour contribuer à l’effort de désarmement national avant leur départ, prévu fin mai lorsqu’une force de maintien de la paix des Nations unies prendra la relève.

Établir un état de droit et faire respecter les droits humains nécessitent, outre une police effective, un appareil judiciaire en état de marche. Restaurer le système judiciaire, à tous les niveaux, est l’une des recommandations de la Commission nationale de vérité et de justice en 1996.

« Amnesty International appelle les autorités haïtiennes à établir un plan national d’action pour renforcer les institutions garantes du droit en collaboration étroite avec la société civile et en s’appuyant sur les recommandations pertinentes faites dans le passé par des organes haïtiens comme la Commission nationale.

« Réformer la justice doit faire partie d’un plan d’ensemble visant à réduire la pauvreté, restaurer l’environnement de Haïti et développer les systèmes sanitaire, de santé et d’éducation de l’île », a déclaré l’organisation.

Complément d’information

À l’issue d’une opération conjointe des forces militaires et paramilitaires lancée en avril 1994 à Raboteau, un bidonville fortement peuplé de la côte des Gonaïves, une vingtaine de personnes avaient perdu la vie.

Les efforts pour traduire en justice les présumés responsables du massacre se sont poursuivis pendant plusieurs années. Le procès s’est ouvert en octobre 2000 et seize personnes ont été reconnues coupables d’avoir pris part au massacre : douze d’entre elles ont été condamnées à la prison à vie et aux travaux forcés ; les quatre autres ont écopé de peines plus légères allant de quatre à dix ans d’emprisonnement.

Trente-sept accusés dont le général Raoul Cédras, chef du gouvernement militaire, Emmanuel Constant, dirigeant et fondateur d’une organisation paramilitaire, les FRAPH, Michel François, chef de la police et l’adjoint de Cédras, Philippe Biamby, ont été condamnés par contumace. Ils ont écopé de peines d’emprisonnement à perpétuité assorties de travaux forcés et d’une amende d’un milliard de gourdes, l’équivalent de 43 millions d’euros. Ils n’ont toutefois toujours pas été arrêtés.

En février 2004, des opposants au gouvernement, armés, ont attaqué des commissariats de police et des tribunaux aux Gonaïves, quatrième plus grande ville du pays, forçant les autorités locales et les policiers à s’enfuir. Alors que la rébellion s’étendait au centre et dans le nord d’Haïti, d’anciens policiers et militaires qui avaient quitté Haïti sont revenus. Les forces rebelles sont menées par des hommes comme Louis Jodel Chamblain et Jean Pierre Baptiste (alias Jean Tatoune) reconnus coupables de violations graves des droits humains au cours de la période de dictature militaire du début des années 90.

Le 29 février, alors que les rebelles menaçaient d’avancer sur Port-au-Prince et de renverser Aristide par la force, celui-ci a quitté Haïti dans des circonstances controversées. Une force intérimaire multinationale, composée principalement de soldats américains, canadiens et français, est arrivée, avec un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, pour aider à instaurer et maintenir la loi et l’ordre public et à protéger les droits humains.

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