POUR LA LIBERTE, SANS LA PEUR Introduction au rapport annuel

Le texte introductif du rapport annuel 2007, par Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International
Peur des migrations et marginalisation
La peur, source de discrimination
La peur de la dissidence
La liberté pour les femmes
La peur du terrorisme
La violence, un non-droit
Un avenir libéré de la peur

Le 10 décembre 2006, alors que le monde entier célébrait la Journée internationale des droits de l’homme, je me trouvais à Jayyous, en Cisjordanie. Ce village est désormais traversé par ce que l’on appelle le mur, qui consiste, dans ce cas précis, en une haute barrière de métal. Construit au mépris du droit international et dans le but proclamé de rendre Israël plus sûr, le mur a eu pour principal effet, ici, de séparer la population palestinienne de ses terres plantées d’agrumes et d’oliviers. Autrefois prospère, cette bourgade agricole souffre désormais de la pauvreté.

« Tous les jours, je subis l’humiliation des contrôles, des complications mesquines et de nouvelles restrictions qui m’empêchent d’aller dans mon verger, de l’autre côté. Si je ne peux pas cultiver mes oliviers, comment vais-je vivre ?? » s’écriait un agriculteur palestinien en colère.

En l’écoutant, je regardais au loin les murs blancs et les toitures rouges en parfait état d’une colonie israélienne vaste et prospère. Je me demandais si les gens qui vivaient là pensaient vraiment qu’un mur mettant l’avenir de leurs voisins en péril pourrait améliorer leur sécurité.

Quelques jours auparavant, j’avais visité Sderot, une petite ville du sud d’Israël qui avait essuyé les tirs de roquettes de groupes palestiniens opérant à Gaza.

« Nous avons peur, m’avait dit une jeune femme. Mais nous savons qu’il y a des femmes comme nous de l’autre côté. Nous savons qu’elles souffrent, qu’elles ont peur elles aussi, et qu’elles se trouvent dans une situation encore pire que la nôtre. Nous nous sentons proches d’elles et nous voulons vivre en paix avec elles. Mais nos dirigeants insistent sur nos divergences, et cela renforce la méfiance. Au bout du compte, nous vivons dans la peur et l’insécurité. »

Cette courageuse Israélienne a pressenti une réalité que nombre de dirigeants mondiaux ne per­çoivent pas ? : la peur engendre la méfiance, elle anéantit notre appartenance commune à l’humanité. Lorsque nous considérons les autres comme une menace, lorsque nous sommes prêts à compromettre leurs droits pour garantir notre sécurité, personne n’est gagnant.

Le message de cette jeune femme donnait à réfléchir, dans un monde où les oppositions sont aussi fortes qu’au temps de la guerre froide et les dangers, par bien des aspects, beaucoup plus grands. Comme à cette période, les droits humains - ces normes communes, ces valeurs et principes universels censés nous unir - sont de nouveau bradés au nom de la sécurité. Comme du temps de la guerre froide, les décisions prises s’inscrivent dans un climat de peur suscité et entretenu par des dirigeants sans principes.

La peur est parfois un facteur de changement positif. C’est le cas en matière d’environnement ? : l’inquiétude suscitée par le réchauffement climatique a forcé les responsables politiques à réagir, quoique tardivement. Mais la peur devient un danger et une source de division lorsqu’elle engendre l’intolérance, menace la diversité et justifie la remise en question des droits humains.

En 1941, le président américain Franklin Roosevelt exposait sa vision d’un nouvel ordre mondial reposant sur « quatre libertés » ? : libertés d’expression et de culte, et libertés de vivre à l’abri du besoin et de la peur. C’était un dirigeant inspiré, qui savait vaincre les doutes et unir les gens. De nos jours, trop de responsables politiques foulent aux pieds les libertés et agitent une multitude de spectres effrayants ? : l’invasion des migrants, la différence inquiétante avec « l’autre », la perte d’identité, le terrorisme, les « États voyous » dotés d’armes de destruction massive, pour ne citer que quelques exemples.

La peur engendre la méfiance, elle anéantit notre appartenance commune à l’humanité

La peur se nourrit, au plus haut niveau, de visions à court terme et de la lâcheté. Assurément, il existe de nombreuses raisons justifiées d’avoir peur. Face à elle, cependant, bien des dirigeants mondiaux font preuve d’aveuglement ? : ils adoptent des stratégies et prennent des mesures qui sapent l’état de droit et les droits humains, augmentent les inégalités, entre­tiennent le racisme et la xénophobie, divisent et blessent les communautés. Ce faisant, ils sèment les germes de nouvelles violences et de futurs conflits.

La mécanique de la peur s’est complexifiée avec l’apparition de groupes armés et de grandes entreprises qui commettent ou tolèrent diverses atteintes aux droits de la personne. Chacun à leur manière, ces nouveaux acteurs s’en prennent à l’autorité des États dans un monde où les frontières s’estompent toujours plus. Des appareils étatiques trop faibles et des institutions internationales inefficaces ne peuvent pas les contraindre à répondre de leurs agissements. C’est pourquoi certaines populations sont fragilisées et terrifiées.

La peur se nourrit [...] de visions à court terme et de la lâcheté

L’histoire a montré que l’espérance et l’optimisme - contrairement à la peur - sont des facteurs de progrès. Alors pourquoi certains dirigeants jouent-ils ainsi sur la peur ?? Parce qu’elle renforce leur pouvoir, crée de fausses certitudes et permet de se soustraire à l’obligation de rendre des comptes.

En Australie, le gouvernement de John Howard, utilisant l’épouvantail d’une invasion de réfugiés, a présenté comme une menace pour la sécurité nationale des demandeurs d’asile arrivant épuisés à bord d’embarcations précaires. Cette manœuvre a contribué à sa victoire aux élections de 2001. Après les attentats du 11 septembre 2001, le président des États-Unis, George W. Bush, a joué sur la peur du terrorisme pour renforcer son pouvoir exécutif et échapper à la supervision du Congrès ou de l’appareil judiciaire. Au Soudan, le président Omar el Béchir a voulu faire croire à ses partisans et au monde arabe que le déploiement au Darfour d’une force de maintien de la paix des Nations unies ouvrirait la voie à une invasion menée par les États-Unis, comme celle qui s’est produite en Irak. Dans le même temps, ses forces armées et les milices progouvernementales continuaient à tuer, violer et piller en toute impunité. Le président zimbabwéen Robert Mugabe a quant à lui instrumentalisé les craintes liées à l’appartenance raciale pour appliquer un programme de réquisition des terres en faveur de ses partisans.

Pour parvenir à des solutions durables, il faut un engagement collectif fondé sur des valeurs partagées. Dans un monde interdépendant, les questions universelles comme la pauvreté, la sécurité, les migrations ou la marginalisation exigent des réponses basées sur ces valeurs - également universelles - que sont les droits humains ? ; les poli­tiques adoptées doivent nous rassembler et améliorer notre bien-être collectif. Les droits fondamentaux constituent les fondations d’un avenir durable. Aujourd’hui, hélas, le seul impératif semble être de protéger la sécurité des États, et non l’existence et la pérennité des populations.

Peur des migrations et marginalisation

Dans les pays développés comme dans les économies émergentes, la peur d’être envahi par des hordes de pauvres justifie la mise en place de mesures toujours plus dures contre les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile, au mépris des normes internationales relatives aux droits humains et des principes élémentaires d’humanité.

Conditionnées par des impératifs sécuritaires et politiques en matière de contrôle des frontières, les procédures d’asile, loin d’avoir un rôle protecteur, sont devenues des dispositifs d’exclusion. En Europe, au fil des ans, le taux de reconnaissance du statut de réfugié a chuté de façon spectaculaire, alors que les violences et les persécutions qui motivent les demandes d’asile restent toujours aussi nombreuses.

Les gouvernements qui pratiquent la politique de la peur font preuve d’une grande hypocrisie, car ils dénoncent certains régimes mais refusent de protéger ceux qui les fuient. Ainsi, alors que les gouvernements occidentaux condamnent sans ménagement les politiques répressives de la Corée du Nord, ils font preuve d’une grande discrétion en ce qui concerne le sort des quelque 100 ?000 Nord-Coréens qui vivraient clandestinement en Chine. Chaque semaine, des centaines d’entre eux sont renvoyés de force dans leur pays par les autorités chinoises.

Les travailleurs migrants contribuent à faire tourner l’économie mondiale. Pourtant, des gouvernements dans le monde entier les expulsent avec brutalité, cautionnent leur exploitation, pratiquent à leur égard la discrimination et refusent de leur accorder une protection, des États du Golfe à la Corée du Sud en passant par la République dominicaine.

En 2006, 6 ?000 Africains ont péri ou disparu en mer alors qu’ils cherchaient désespérément à atteindre l’Europe. Environ 31 ?000 autres - un nombre six fois plus élevé qu’en 2005 - sont arrivés aux Îles Canaries. De même que le mur de Berlin n’arrêtait pas ceux qui fuyaient l’oppression communiste, le contrôle strict des frontières de l’Europe ne décourage pas ceux qui veulent échapper à une pauvreté extrême.

Sur la durée, la solution ne consiste pas à construire des murs pour barrer le passage aux gens, mais à promouvoir des systèmes qui protègent les droits des personnes vulnérables tout en respectant les prérogatives des États en matière de contrôle des flux migratoires. Les textes internationaux permettent d’obtenir un tel équilibre. À ce titre, les efforts pour affaiblir la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés ou pour contourner la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille - qu’aucun pays occidental n’a ratifiée - sont contreproductifs.

Si les migrations non réglementées effraient les riches, le capitalisme débridé, stimulé par la mondialisation, fait peur aux pauvres. Les marchés en pleine expansion créent d’énormes opportunités pour certains, mais élargissent également le fossé séparant les nantis des démunis. Les bénéfices de la mondialisation sont répartis de manière très inéquitable, à l’échelle mondiale comme dans chaque pays. L’Amérique latine présente des degrés d’inégalité extrêmement forts. En Inde, on a relevé un taux de croissance moyen de 8 p. cent ces trois dernières années, alors que plus d’un quart de la population vit toujours en dessous du seuil de pauvreté.

Des millions de personnes sont expulsées de leur foyer en toute illégalité, sans indemnisation ni relogement

De telles données révèlent le côté sombre de la mondialisation. La marginalisation de pans entiers de l’humanité ne doit pas être considérée comme le prix à payer pour une prospérité globale. En effet, les politiques et les décisions qui bafouent les droits économiques et sociaux des personnes n’ont rien d’inéluctable.

En développant son programme de travail sur ces droits, Amnesty International a commencé à montrer à quel point la situation justifie une certaine peur ? : en effet, un peu partout dans le monde, des gens basculent dans la pauvreté et y restent enfermés du fait de la corruption des gouvernements et de l’avidité des entreprises.

L’extraction minière, le développement urbain et le tourisme réclament toujours plus de terrains, que ce soit en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. De ce fait, des populations entières - des millions de personnes - sont expulsées de leur foyer en toute illégalité, sans indemnisation ni relogement. Ceux qui les délogent font souvent un usage excessif de la force. Les déplacements de populations résultant du développement ne sont pas un problème nouveau, mais nous ne semblons pas avoir tiré suffisamment de leçons du passé. En Afrique, depuis l’année 2000, les expulsions forcées ont touché plus de trois millions de personnes. Cette pratique est ainsi devenue, sur le continent, l’une des atteintes aux droits humains les plus fréquentes et les moins reconnues. Menées au nom du progrès économique, les expulsions privent de logement les plus pauvres qui, bien souvent, se retrouvent sans eau potable ni infrastructure sanitaire et n’ont plus la possibilité d’accéder aux soins de santé, à l’emploi ou à l’éducation.

L’Afrique a longtemps souffert de l’avidité des entreprises et des gouvernements occidentaux. Aujourd’hui, c’est à la Chine qu’elle a à faire. En matière de droits humains, les autorités et les entreprises chinoises ne se soucient pas beaucoup de l’empreinte dont elles marquent ce continent. Pour les gouvernements africains, la Chine - qui ne conteste pas le libre exercice de la souveraineté nationale, ne fait aucun cas des droits de la personne en politique étrangère et accepte de s’associer à des régimes notoirement répressifs - est dotée d’attraits indéniables. Pour ces mêmes raisons, la société civile africaine l’a accueillie beaucoup plus fraîchement. En matière de santé, de sécurité et de traitement des employés, les normes des entreprises chinoises sont loin de répondre aux critères internationaux. La Chine est par ailleurs le plus gros consommateur du pétrole produit par le Soudan, et un important fournisseur d’armes pour ce pays. Elle a donc protégé le gouvernement soudanais contre les pressions de la communauté internationale, même si certains signes laissent penser qu’elle pourrait modifier son attitude.

La faiblesse, l’appauvrissement et, souvent, la profonde corruption de certains États ont créé une vacance du pouvoir que des entreprises et d’autres acteurs économiques utilisent à leur profit. Dans plusieurs pays, parmi les plus riches en ressources mais dont les populations sont les plus pauvres, les grandes entreprises ont usé d’un pouvoir que rien ne venait limiter pour se faire accorder des concessions par les gouvernements. Les habitants ont alors été privés des ressources dont le bénéfice aurait dû leur revenir ? ; chassés de chez eux, ils ont perdu leurs moyens de subsistance et ont souffert des conséquences d’une dégradation de l’environnement. La colère provoquée par ces injustices et ce déni des droits humains a entraîné des protestations qui ont été brutalement réprimées. L’exemple du delta du Niger (sud du Nigéria) est particulièrement représentatif ? : depuis deux décennies, cette région pétrolifère est déchirée par les violences.

Les grandes entreprises refusent encore de se plier à des normes internationales contraignantes. Les Nations unies doivent s’attaquer à ce problème, et concevoir des normes et mettre en place des mécanismes permettant d’obliger les sociétés privées à rendre des comptes en matière de droits humains. La nécessité d’instaurer à l’échelle planétaire des normes et une responsabilité effective est d’autant plus pressante que des multinationales issues de systèmes culturels et juridiques très disparates appa­raissent sur le marché mondial.

Les grandes entreprises refusent encore de se plier à des normes internationales contraignantes

Lancés à la conquête des terres et des ressources forestières ou minérales, les grands groupes menacent l’identité culturelle et la survie quotidienne de nombreuses communautés indigènes d’Amérique latine. Certaines de ces populations, cibles des discriminations racistes, affaiblies par le point de disparaître. Dans un tel contexte, la non-adoption de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones par l’Assemblée générale des Nations unies, en 2006, attestait tristement la prédominance de certains intérêts sur la survie même des populations vulnérables.

Si les riches s’enrichissent de jour en jour, ils ne se sentent pas nécessairement plus en sécurité. L’augmentation de la criminalité et des violences armées suscite une peur constante. Elle pousse de nombreux gouvernements à adopter des politiques dures censées s’attaquer au crime, mais qui mettent de fait les pauvres hors-la-loi et les exposent ainsi à une double menace ? : la violence des gangs et les brutalités policières. À cet égard, l’échec de la politique brésilienne en matière de sécurité publique a été amplement démontré en 2006, avec des niveaux toujours plus élevés de criminalité et de violences policières à São Paulo, et la présence de l’armée dans les rues de Rio de Janeiro. On ne règle rien en assurant la sécurité d’un groupe aux dépens des droits d’un autre. L’expérience montre que la meilleure solution, pour renforcer la sécurité publique, repose sur une approche globale qui consiste à améliorer le maintien de l’ordre tout en dispensant les services essentiels (santé, éducation et logement) aux populations défavorisées, afin que ces dernières se sentent elles aussi intégrées à une société sûre et stable.

En définitive, promouvoir les droits économiques et sociaux de tous constitue le meilleur moyen de répondre aux peurs des nantis comme à celles des démunis.

La peur, source de discrimination

La peur aggrave le mécontentement, accroît les discriminations et le racisme, conduit aux persécutions des minorités ethniques et religieuses, ainsi qu’aux attaques contre les étrangers ou les personnes d’origine étrangère.

Quand les gouvernements ferment les yeux sur la violence raciste, celle-ci peut devenir endémique. En Russie, les crimes haineux visant les étrangers et les minorités sont courants. Pourtant, jusqu’à une date récente, ils faisaient rarement l’objet de poursuites car ils s’inscrivaient dans la droite ligne de la propagande nationaliste des autorités.

À mesure que l’Union européenne s’étendra vers l’est, son engagement envers l’égalité et la non-discrimination sera mesuré à l’aune du traitement qu’elle réservera aux Roms qui vivent sur son sol. De Dublin à Bratislava, l’hostilité visant ces personnes reste fortement ancrée. Dans certains pays, elle s’accompagne de ségrégations et de discriminations en matière d’éducation, de santé, de logement et, plus généralement, d’une exclusion de la vie publique.

Dans de nombreux pays occidentaux, certaines discriminations étaient liées à la crainte de voir les migrations se développer sans contrôle. Après les attentats du 11 septembre 2001, elles ont été aggravées par des stratégies antiterroristes visant, entre autres, les Arabes et les musulmans. La peur et l’inimitié des uns ont entraîné l’hostilité et la colère des autres.

La parole ne doit être censurée que lorsqu’elle incite clairement à la haine raciale ou religieuse

Ce clivage de plus en plus prononcé a renforcé les extrémismes de tout bord, laissant à la tolérance, mais aussi à la dissidence, peu de chances de s’exprimer. L’islamophobie et l’antisémitisme se manifestent par des épisodes de plus en plus fréquents. Dans bien des endroits du monde, l’hostilité contre l’Occident et les États-Unis a atteint des sommets. Pour s’en convaincre, il suffit de voir avec quelle facilité certains groupes ont déclenché des violences après la publication, au Danemark, de dessins considérés comme insultants par de nombreux musulmans.

Le gouvernement danois a légitimement défendu la liberté d’expression, mais n’a pas affirmé immédiatement et avec force qu’il protégerait les musulmans du Danemark contre les discriminations et l’exclusion sociale. Le président iranien a été à l’origine d’une conférence visant à nier la réalité de la Shoah. En France, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien.

Comment trouver le juste équilibre entre la protection de la liberté d’expression et la lutte contre l’incitation à la haine raciale ??

L’État a pour obligation de promouvoir la non-discrimination et de prévenir les crimes racistes, mais il peut le faire sans porter atteinte à la liberté d’expression. Restreindre ce droit, en effet, est toujours un acte grave. Certes, cette liberté peut servir à propager des mensonges aussi bien que des vérités mais, sans elle, il est impossible de lutter contre le mensonge, ou de rechercher la vérité et la justice. De ce fait, la parole ne doit être censurée que lorsqu’elle incite clairement à la haine raciale ou religieuse, et non lorsqu’elle a pour but l’expression d’une opinion, aussi détestable soit-elle.

Dans l’affaire Albert-Engelman-Gesellschaft MBH c. Autriche (janvier 2006), la Cour européenne des droits de l’homme a décrit la liberté d’expression comme l’un des fondements essentiels des sociétés démocratiques, et l’une des conditions de base pour leur progrès et pour l’épanouissement de chaque personne. Toujours selon la Cour, cette liberté ne s’applique pas uniquement aux informations ou aux idées considérées comme acceptables, mais également aux propos qui offensent, choquent ou dérangent - telles sont les exigences du pluralisme, de la tolérance et de l’ouverture d’esprit, valeurs nécessaires à une société démocratique.

h2>La peur de la dissidence

La liberté d’expression est une condition fondamentale du droit à la dissidence. Sans la dissidence, le droit de s’exprimer librement est en danger. Sans la dissidence, la démocratie souffre. Sans la dissidence, la tyrannie apparaît.

Pourtant, la liberté d’expression et le droit à la dissidence continuent de subir de multiples atteintes ? : en Turquie, par exemple, des écrivains, des journalistes et des défenseurs des droits humains sont poursuivis en justice, pendant qu’aux Philippines, des militants de gauche sont victimes d’assassinats politiques.

À Guantánamo, les prisonniers du centre de détention américain ne peuvent guère recourir qu’à une forme de protestation ? : la grève de la faim. En 2006, environ 200 détenus, grévistes de la faim, ont été nourris de force par intubation nasale, une méthode particulièrement douloureuse et humiliante. On a annoncé le suicide de trois prisonniers. Le commandant américain de Guantánamo a décrit leur mort comme un « acte de guerre asymétrique ».

Les gouvernements ont souvent utilisé la sécurité nationale comme prétexte pour réprimer la dissidence. Ces dernières années, la montée en puissance de la peur du terrorisme et de l’insécurité a renforcé la répression de diverses manières, de même que les risques qui lui sont associés.

L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, par exemple, ont donné une nouvelle jeunesse aux « anciennes » atteintes à la liberté d’expression, de réunion et d’association. Ailleurs, dans les démocraties libérales, l’extension des législations et des politiques antiterroristes fait planer une menace sur le droit à la parole. Cette année, par exemple, le Royaume-Uni a adopté une loi relative à des infractions définies en termes très vagues comme l’« encouragement au terrorisme » ou - de façon encore plus surprenante - la notion de « glorification du terrorisme ».

Aux États-Unis, les autorités se sont montrées plus empressées de rechercher l’origine de la fuite concernant l’existence des « sites noirs » de la CIA, révélée par le Washington Post, que d’analyser les décisions ayant abouti à la mise en place de ces prisons secrètes, au mépris du droit international et des lois américaines.

La dérive autoritaire que connaît actuellement la Russie s’est révélée désastreuse pour les journalistes et les défenseurs des droits humains. Après avoir réduit au silence ou placé sous sa coupe l’essentiel de la presse russe, le président Vladimir Poutine s’est intéressé aux organisations non gouvernementales (ONG) nationales et étrangères ? : en 2006, il a promulgué une loi très controversée sur leur financement et leurs activités. Juste avant la réunion du G8, dans une grande opération de relations publiques, Vladimir Poutine a rencontré un groupe d’ONG internationales, dont Amnesty International. Alors qu’on évoquait les conséquences négatives de la nouvelle loi sur la société civile russe et qu’on lui demandait instamment de suspendre son application tant que des consultations supplémentaires n’auraient pas eu lieu, il a répondu ? : « Nous n’avons pas adopté cette loi pour qu’elle soit abrogée. » Trois mois plus tard, la Société pour l’amitié russo-tchétchène, une ONG de défense des droits humains qui recensait notamment les violations commises en Tchétchénie, était fermée en vertu de cette loi.

La montée en puissance de la peur du terrorisme et de l’insécurité a renforcé la répression

Hélas, la Russie n’est pas le seul pays à vouloir faire taire ceux qui s’expriment de façon indépendante sur les droits humains. De la Colombie au Cambodge, de Cuba à l’Ouzbékistan, les États se dotent de lois afin d’imposer des restrictions aux organisations et aux militants des droits humains, de les accuser de trahison ou de subversion, ou encore de les poursuivre s’ils osent révéler des violations des libertés. Avec l’aide de médias peu scrupuleux, ils lancent également des campagnes de dénigrement visant à inspirer la peur et à discréditer le travail des militants.

À l’ère de la technologie, Internet représente la nouvelle frontière dans la lutte pour le droit à la dissidence. Les autorités de certains pays (Arabie saoudite, Biélorussie, Chine, Égypte, Iran et Tunisie, entre autres) s’assurent la collaboration des plus grandes sociétés informatiques mondiales pour contrôler les tchats, supprimer des blogs, brider les moteurs de recherche et bloquer l’accès à des sites. Des gens sont emprisonnés en Chine, en Égypte, en Ouzbékistan, en Syrie et au Viêt-Nam pour avoir publié et partagé des informations en ligne.

Toute personne a pourtant le droit de rechercher et de recevoir des informations, ainsi que d’exprimer des opinions pacifiques, sans crainte et sans entrave. En 2006, Amnesty International a lancé, avec le soutien du journal britannique The Observer (qui avait publié le premier appel de l’organisation en 1961), une campagne visant à empêcher les gouvernements ou les grandes entreprises de réduire au silence les militants des droits humains, sur Internet ou ailleurs.

À l’ère de la technologie, Internet représente la nouvelle frontière dans la lutte pour le droit à la dissidence

La liberté pour les femmes

Il existe entre la dissidence et les discriminations une relation pernicieuse qui est particulièrement évidente dans la problématique du genre. Des militantes ont été arrêtées pour avoir réclamé l’égalité entre les sexes en Iran, d’autres ont été assassinées pour avoir défendu l’éducation des filles en Afghanistan ? ; partout dans le monde, des femmes ont été victimes de violences et d’humiliations sexuelles. Les femmes travaillant sur les questions d’orientation sexuelle et de droits reproductifs sont particulièrement touchées par les attaques et la marginalisation.

Femmes et militantes, les défenseures des droits humains sont doublement exposées ? : d’une part en raison de leur action, d’autre part en raison de leur identité. Elles sont ciblées par les autorités et, de façon plus générale, par la société, non seulement parce qu’elles révèlent des atteintes aux droits humains, mais aussi parce qu’elles remettent en cause les structures patriarcales du pouvoir ainsi que les conventions sociales et culturelles qui asser­vissent les femmes, entérinent les discriminations et favorisent la violence liée au genre.

Ces dernières années, les droits des femmes ont subi les effets conjugués de la répression et de la régression. L’offensive contre les droits humains déclenchée dans le contexte de la lutte antiterroriste a eu des répercussions sur les femmes aussi bien que sur les hommes. Par ailleurs, face aux peurs et sous la pression des fondamentalismes religieux, les gouvernements sont revenus sur leurs promesses en matière d’égalité entre les genres.

Présente dans toutes les sociétés, la violence contre les femmes reste l’une des atteintes aux droits humains les plus graves et les plus répandues de nos jours.

Elle prospère en raison de l’impunité, de l’apathie et de l’inégalité. Le conflit au Darfour constitue l’un des exemples d’impunité les plus flagrants. Dans cette partie du monde, l’intensification des hostilités et l’extension des combats au Tchad se sont accompagnées de la multiplication des cas de viol. Quant à l’apathie, on peut citer le cas du Guatémala, où plus de 2 ?200 femmes et jeunes filles ont été tuées depuis 2001. Ces affaires ont rarement donné lieu à des enquêtes, et encore moins à des poursuites. Enfin, de multiples situations illustrent les répercussions de l’inégalité. Le fort taux de mortalité maternelle et infantile résultant de la discrimination en matière de santé, comme au Pérou, en constitue un exemple particulièrement triste.

Des milliards de dollars sont consacrés à la « guerre contre le terrorisme », mais où trouvera-t-on la volonté politique et les moyens nécessaires pour lutter contre le terrorisme sexuel visant les femmes ?? L’apartheid raciste en Afrique du Sud avait suscité une indignation généralisée. Qui s’indigne, de nos jours, de l’apartheid sexiste régnant dans certains pays ??

Que le criminel soit un soldat ou un responsable local, que les violences soient avalisées par les autorités ou justifiées au nom de la culture ou des coutumes, l’État ne peut pas esquiver ses responsabilités en matière de protection des femmes.

L’État a le devoir de préserver la liberté de choix des femmes, et non de la restreindre. Pour prendre un exemple, le voile - ou le foulard - des musulmanes est devenu une source de tension entre différentes cultures - un symbole visible d’oppression pour les uns, un attribut essentiel de la liberté religieuse pour les autres. Les femmes d’Arabie saoudite ou d’Iran ne doivent pas être obligées de porter le voile. De même, qu’il s’agisse de la Turquie ou de la France, aucune loi ne doit interdire aux femmes de se couvrir la tête d’un foulard. Et il est déraisonnable, de la part des dirigeants occidentaux, de prétendre qu’un vêtement représente un obstacle majeur à l’harmonie sociale.

Conformément au droit à la liberté d’expression et de religion, une femme doit être libre de choisir ce qu’elle souhaite porter. Les gouvernements et les responsables religieux ont le devoir de créer un environnement sûr dans lequel chaque femme puisse faire ce choix sans s’exposer à la violence ou à la contrainte.

L’universalité des droits humains signifie que ces derniers s’appliquent aux femmes aussi bien qu’aux hommes. L’universalité des droits - tant dans leur interprétation que dans leur application - est le moyen de lutte le plus puissant contre la violence liée au genre, l’intolérance, le racisme, la xénophobie et le terrorisme.

La peur du terrorisme

C’est dans le contexte du terrorisme et de l’antiterrorisme que se multiplient les manifestations les plus néfastes de la peur. À Mumbai comme à Manhattan, les gens ont le droit de vivre en sécurité, et il incombe aux gouvernements de garantir ce droit. Cependant, des stratégies antiterroristes mal pensées se sont révélées peu efficaces en matière de réduction des menaces ou de justice aux victimes, et très dommageables pour les droits humains et l’état de droit.

Empêché par les tribunaux, en 2004, de poursuivre sa politique de détention illimitée sans inculpation ni jugement, le gouvernement britannique a recouru de plus en plus souvent aux expulsions et aux « ordonnances de contrôle », qui permettent au ministre de l’Intérieur de placer des personnes en résidence surveillée sans procédure pénale. Des suspects sont ainsi condamnés sans jamais avoir été déclarés coupables. On assiste ici à une dénaturation de l’état de droit, même si ce dernier paraît inchangé d’un point de vue formel.

En 2006, le Japon a adopté une loi prévoyant des procédures accélérées d’expulsion contre les personnes considérées par le ministre de la Justice comme des terroristes en puissance. Le sort des gens ne dépendrait donc plus de leurs actes, mais de la faculté des gouvernements à prédire leur comportement ?!

Dans l’exercice sans limite d’un pouvoir exécutif discrétionnaire, le gouvernement américain considère le monde comme le champ de bataille géant de sa « guerre contre le terrorisme » ? : il enlève, arrête, place en détention ou torture des suspects, soit directement, soit avec l’aide de pays aussi éloignés les uns des autres que le Pakistan et la Gambie, l’Afghanistan et la Jordanie. En septembre 2006, le président Bush a finalement reconnu ce qu’Amnesty International savait depuis longtemps ? : la CIA (les services de renseignements des États-Unis) administre des centres de détention secrets, en recourant à des pratiques assimilables à des crimes internationaux.

C’est dans le contexte du terrorisme et de l’antiterrorisme que se multiplient les manifestations les plus néfastes de la peur

Rien n’illustre mieux la mondialisation des violations des droits humains que le programme de « restitutions extraordinaires » mis en place par les États-Unis. Les investigations du Conseil de l’Europe et du Parlement européen, ainsi qu’une enquête publique menée au Canada, ont apporté des preuves ayant confirmé les conclusions antérieures d’Amnesty International sur la complicité ou l’assentiment d’un certain nombre de gouvernements - européens ou non, démocratiques (comme le Canada) ou autocratiques (comme le Pakistan) - à l’égard de ce programme. Ces dernières années, les États-Unis et leurs alliés ont transféré illégalement des centaines de personnes vers des pays tels que la Syrie, la Jordanie et l’Égypte. Dans ce système résolument opaque, ces gens risquent d’être victimes de disparitions forcées, de tortures et d’autres mauvais traitements. Certains se sont retrouvés à Guantánamo, dans des prisons afghanes sous contrôle américain, ou encore dans des « sites noirs », ces prisons clandestines de la CIA.

Lorsque la détention est secrète, les avocats ne peuvent émettre de requête à l’intention des autorités, ni chercher à contester la légalité de la détention et encore moins exiger un procès équitable, puisque nul ne sait rien de la situation de la personne concernée. Pour les mêmes raisons, tout contrôle international se révèle impossible.

Dans ce contexte, le gouvernement des États-Unis tient un double langage particulièrement éhonté. Après avoir condamné la Syrie comme faisant partie de l’« axe du mal », il a remis un ressortissant canadien, Maher Arar, aux forces de sécurité de ce pays à des fins d’interrogatoire, en sachant pertinemment que cet homme risquait d’être torturé. Les autorités américaines ont également courtisé le Pakistan et le comptent parmi leurs alliés dans la « guerre contre le terrorisme », sans faire cas du passif de ce pays en matière de droits humains.

Heureusement, de nombreux États paraissent commencer à comprendre que vouloir la sécurité à tout prix constitue une stratégie à la fois dangereuse et néfaste. Les institutions européennes semblent exiger avec plus de rigueur que les responsables rendent compte de leurs actes et les tribunaux sont moins enclins à se plier à la volonté des gouvernements. La commission d’enquête canadienne qui a examiné l’affaire Maher Arar a conclu que les autorités des États-Unis devaient présenter leurs excuses et accorder des réparations, et que les situations similaires devaient également faire l’objet d’investigations. Le Conseil de l’Europe et le Parlement européen ont recommandé dans divers rapports une surveillance plus stricte des services de sécurité. En Italie et en Allemagne, des mandats d’arrêt ont été émis contre des agents de la CIA.

Une tendance favorable à la transparence, à l’obligation de rendre des comptes et à la fin de l’impunité se dessine clairement.

Mais les États-Unis n’ont pas dit leur dernier mot. Dans la fièvre de la période préélectorale, le président Bush a persuadé le Congrès d’adopter la Loi relative aux commissions militaires, ignorant ainsi la décision rendue en 2006 par la Cour suprême dans l’affaire Hamdan c. Rumsfeld et légalisant des pra­tiques jugées immorales par le monde entier. Selon le New York Times, ce nouveau texte est « une loi tyrannique qui représente un épisode peu glorieux de la démocratie américaine ».

Le gouvernement des États-Unis continue de faire la sourde oreille aux appels lancés dans le monde entier en faveur de la fermeture de Guantánamo. Il ne se repent nullement d’avoir tissé au nom de la lutte contre le terrorisme un vaste réseau reposant sur des violations des droits humains. De même, il paraît inconscient de la détresse de milliers de détenus et de leur famille, des préjudices causés au droit international et aux droits humains, ainsi que de la perte de son autorité morale. Celle-ci a chuté à son niveau le plus bas dans le monde entier, alors que l’insécurité reste aussi forte qu’auparavant.

Une tendance favorable à la transparence, à l’obligation de rendre des comptes et à la fin de l’impunité se dessine clairement

En 1987, le juge Brennan, de la Cour suprême des États-Unis, écrivait ? : « À la fin de chaque crise où l’on a pu croire que la sécurité était en danger, les États-Unis ont compris, non sans remords, qu’il n’était pas nécessaire de supprimer les libertés civiles. Toutefois, ils se sont montrés incapables de ne pas répéter la même erreur à la crise suivante. »

Avec l’avènement d’une nouvelle majorité au Congrès américain, on peut espérer que les choses prennent une tournure différente et que, au-delà des clivages, démocrates et républicains trouvent un intérêt commun à faire respecter de nouveau les droits humains, dans le pays comme à l’étranger. Il conviendrait alors qu’ils exigent le respect de l’obligation de rendre des comptes, la mise en place de commissions d’enquête et l’abrogation de la Loi relative aux commissions militaires, ou sa mise en conformité avec le droit international.

La violence, un non-droit

Lorsque les valeurs universelles associées aux droits humains sont rejetées en toute impunité, des intérêts étroits ressurgissent, souvent défendus par des groupes communautaires, ethniques ou religieux qui recourent parfois à la violence. Bien que leurs agissements bafouent souvent les droits fondamentaux, ces groupes gagnent en popularité dans certains pays car les gens considèrent qu’ils luttent contre des injustices négligées par les gouvernements et la communauté internationale.

Dans le même temps, les gouvernements ne manifestent pas la fermeté nécessaire pour obliger ces groupes à rendre des comptes ? ; au contraire, ils paraissent entretenir les facteurs ayant entraîné leur émergence.

En Afghanistan, le gouvernement et la communauté internationale ont manqué l’occasion d’instaurer un État réellement capable d’assumer ses responsabilités et fondé sur les droits humains et la primauté de la loi. Ajoutées à un fort taux de chômage et un niveau élevé de pauvreté, l’insécurité, l’impunité, la corruption et la paralysie des institutions ont sapé la confiance de la population, tandis que les opérations militaires dirigées par les États-Unis provoquaient la mort de milliers de civils et le ressentiment de la population. Les talibans ont exploité le vide laissé dans les domaines politique, économique et de la sécurité pour prendre le contrôle de vastes territoires dans le sud et l’est du pays.

L’intervention militaire en Irak, fort hasardeuse, a eu des répercussions dommageables sur les droits humains et le droit humanitaire. Elle a suscité l’amertume de la population, donné du pouvoir aux groupes armés et contribué à aggraver l’insécurité mondiale. Dans ce pays, l’insurrection s’est transformée en un conflit brutal et sanglant où l’intolérance religieuse nourrit la violence. Le gouvernement a fait bien peu pour protéger les droits des Irakiens. Les forces de police, fortement infiltrées par les milices confessionnelles, entretiennent les violations au lieu de les prévenir. La justice s’est montrée très insuffisante, comme on a pu le voir lors du procès entaché d’irrégularités de l’ancien président Saddam Hussein et de son exécution choquante.

Pour espérer changer le pronostic désastreux concernant ce pays, le gouvernement irakien et ceux qui le soutiennent militairement doivent se fixer un ensemble d’objectifs clairs en matière de droits humains ? : désarmement des milices, réforme de la police, révision du système judiciaire, fin des discriminations religieuses et égalité des droits entre hommes et femmes.

Les gouvernements ne manifestent pas la fermeté nécessaire pour obliger ces groupes à rendre des comptes ? ; au contraire, ils paraissent entretenir les facteurs ayant entraîné leur émergence

Dans les territoires palestiniens occupés, les autorités israéliennes ont pris une série de mesures (restrictions drastiques du droit de circuler librement, extension des colonies et construction du mur en Cisjordanie, entre autres) qui ont eu pour effet d’asphyxier l’économie locale. Maintenant, les Palestiniens se trouvent pris entre les affrontements opposant le Hamas au Fatah et les bombardements aveugles de l’armée israélienne. Privée de justice, sans espoir que l’occupation se termine, la population palestinienne, majoritairement jeune, se radicalise. Aucune trêve ne durera et aucune solution politique ne s’imposera au Moyen-Orient tant que le problème de l’impunité ne sera pas résolu, tant que les droits et la sécurité des personnes resteront au second plan des préoccupations.

Au Liban, les clivages entre communautés se sont creusés au lendemain du conflit entre Israël et le Hezbollah. L’absence de justice concernant les violences récentes et celles du passé - les actes commis au cours du dernier conflit, ainsi que les assassinats politiques et les disparitions forcées de la guerre civile (1975-1990), notamment - est une source de rancœur que toutes les parties exploitent. Le gouvernement libanais subit des pressions visant à lui faire concéder une place plus importante au Hezbollah. Il existe un risque réel de voir le pays plonger à nouveau dans la violence intercommunautaire.

Un commentateur évoquait un scénario catastrophe où les États s’effondreraient des mon­tagnes de l’Hindou Kouch à la Corne de l’Afrique, le Pakistan, l’Afghanistan et la Somalie se trouvant aux extrémités de cette zone d’instabilité, et l’Irak, les territoires occupés et le Liban en son centre. D’autres évoquent un retour à l’état d’esprit de la guerre froide, sur le mode « eux et nous », dans lequel les nations puissantes se combattent entre elles par des guerres de procuration menées dans la zone d’influence de leurs ennemis. Dans un tel contexte, l’avenir des droits humains s’annonce plutôt sombre.

Un avenir libéré de la peur

Nous pouvons fort bien nous laisser dévorer par la peur. Mais nous pouvons aussi adopter une attitude radicalement différente ? : privilégier la durabilité plutôt que la sécurité.

Le concept de « durabilité », cher aux économistes du développement et aux écologistes, est aussi d’une importance fondamentale pour les militants des droits humains. Une stratégie durable privilégie l’espoir, les droits humains et la démocratie, tandis qu’une stratégie sécuritaire se focalise sur les peurs et les dangers. De même que la sécurité énergétique s’obtient essentiellement par un développement durable, la sécurité humaine est renforcée par l’existence d’institutions qui imposent le respect des droits humains.

La durabilité suppose le rejet du modèle de la guerre froide, où chaque superpuissance entretenait sa cohorte de dictatures et de régimes autoritaires. Elle impose aux dirigeants de fonder leur action sur des principes et de mettre en œuvre des politiques éclairées.

La durabilité suppose aussi un renforcement de l’état de droit et des droits humains, au niveau international comme au niveau national. De la Bolivie au Bangladesh, du Chili au Libéria, plusieurs scrutins électoraux ont ainsi suscité l’intérêt de la communauté internationale. Mais comme on l’a vu en République démocratique du Congo et en Irak, il ne suffit pas de créer les conditions nécessaires au vote des populations. Il faut aussi - et c’est un tout autre défi - œuvrer pour le bon fonctionnement de l’État et mettre en place un appareil judiciaire et un cadre légal efficaces, asseoir la primauté de la loi sur les droits humains, assurer la liberté de la presse et permettre la vitalité de la société civile.

La durabilité suppose [...] un renforcement de l’état de droit et des droits humains, au niveau international comme au niveau national

À l’échelle nationale, le bon fonctionnement d’un système fondé sur le respect des principes du droit est la meilleure garantie pour les droits humains. Mais un tel système, pour être réellement équitable, ne doit exclure ni les femmes ni les pauvres. De nos jours, en effet, la majorité des personnes démunies vivent en dehors de la protection de la loi. Pour les intégrer véritablement à la société, il convient de traduire dans les politiques et les programmes publics les droits économiques et sociaux. De même, trop nombreux sont les pays dans lesquels les femmes continuent d’être privées de l’égalité des droits. Celle-ci n’est pas seulement une condition nécessaire à la pérennité des droits humains ? : elle détermine également la prospérité économique et la stabilité sociale du pays.

La durabilité exige également d’insuffler un nouvel élan à la réforme du système des Nations unies en matière de droits humains. Humilié et mis à l’écart par ses membres les plus puissants, ignoré par des États tels que le Soudan et l’Iran, le Conseil de sécurité a vu sa crédibilité gravement entamée. Or, lorsque les Nations unies échouent, l’autorité individuelle de ses États membres s’en trouve amoindrie. Dans leur propre intérêt, les États-Unis doivent cesser de prendre ce qui leur convient au sein de l’ONU en négligeant le reste, et reconnaître le multilatéralisme comme un moyen essentiel permettant d’accroître la stabilité et la sécurité en s’appuyant sur les droits humains.

Le nouveau Conseil des droits de l’homme manifeste des signes inquiétants d’esprit de coterie, qui rappellent l’institution qu’il a remplacée. Il n’est toutefois pas trop tard pour réagir. Les pays membres peuvent jouer un rôle constructif - certains, comme l’Inde et le Mexique, n’ont d’ailleurs pas attendu pour le faire - et faire en sorte que le Conseil soit plus volontaire dans son approche des crises des droits humains et moins influencé par les choix partisans et les manipulations politiques.

Le nouveau secrétaire général des Nations unies doit lui aussi s’imposer et montrer la voie dans la défense des droits fondamentaux. Dans ce domaine, l’ONU a une responsabilité toute spécifique, qu’aucune autre entité ne saurait assumer. Tous les organes et les responsables des Nations unies doivent donc se montrer à la hauteur.

En matière de droits humains, la durabilité implique aussi de nourrir l’espoir. L’année 2006 a été riche en événements dont nous pouvons tirer des enseignements pour l’avenir.

Au Népal, la fin d’un conflit qui a duré dix ans, marqué par de multiples atteintes aux droits fondamentaux, témoigne clairement de l’efficacité de l’action collective. Les Nations unies et divers gouvernements, en collaboration avec les dirigeants politiques nationaux et les militants des droits humains népalais ou étrangers, ont su répondre aux appels vigoureux de la population locale.

La justice internationale revêt également une importance critique pour le respect des droits. En 2006, le gouvernement nigérian a finalement remis au Tribunal spécial pour la Sierra Leone l’ancien président libérien Charles Taylor, afin qu’il soit jugé pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. La Cour pénale internationale (CPI) a engagé ses premières poursuites, contre un seigneur de la guerre accusé d’avoir recruté des enfants soldats en République démocratique du Congo. La Lord’s Resistance Army (LRA, Armée de résistance du Seigneur), un mouvement rebelle ougandais, se trouve également sur la liste de la CPI, de même que les auteurs des atrocités commises au Darfour. En exigeant que les groupes armés, tout comme les gouvernements, rendent des comptes, la CPI crée un précédent important, à une époque où ces mouvements font étalage d’une force dont les conséquences sur les droits humains sont dramatiques.

À la suite d’une vaste campagne organisée par des organisations de la société civile, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté, en 2006, une résolution permettant d’entamer les travaux relatifs à un traité sur le commerce des armes. La prolifération des armes est une menace majeure pour les droits humains. La volonté des gouvernements de juguler ce fléau représente une étape importante pour « vivre à l’abri de la peur ».

Ces évolutions positives, parmi tant d’autres, doivent beaucoup au courage et à l’investissement de la société civile. Assurément, le plus grand espoir de transformation du paysage des droits humains réside dans le mouvement des droits humains lui-même - les millions de défenseurs, de militants et aussi de simples citoyens, notamment les membres d’Amnesty International, qui veulent faire changer les choses.

Les manifestations, pétitions, actions virales, blogs, tee-shirts et bracelets élastiques peuvent paraître dérisoires à certains, mais en rassemblant les gens, ils libèrent une énergie vectrice de changement qui ne doit pas être sous-estimée. Grâce aux actions de la société civile, le Darfour est devenu un symbole de la solidarité internationale. Les massacres, hélas, n’ont pas encore cessé, mais la société civile ne laissera pas les dirigeants mondiaux oublier le Darfour aussi longtemps que sa population ne sera pas en sécurité. Par ailleurs, beaucoup de choses restent à faire pour l’égalité entre les hommes et les femmes mais, en faisant campagne dans ce domaine, Shirin Ebadi, militante iranienne des droits humains et prix Nobel de la paix, a allumé une flamme qui ne s’éteindra pas tant que cette bataille n’aura pas été gagnée. Enfin, la lutte pour l’abolition de la peine de mort va de succès en succès, toujours grâce aux efforts de la société civile.

Au XXIe siècle, le pouvoir des peuples changera la face des droits humains. L’espoir est plus fort que jamais.

La société civile ne laissera pas les dirigeants mondiaux oublier le Darfour aussi longtemps que sa population ne sera pas en sécurité

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