Trois femmes expliquent pourquoi les droits en matière de sexualité et de procréation sont une question essentielle

Il y a 30 ans, la Conférence du Caire et son Programme d’action [2] marquaient un tournant décisif pour le mouvement en faveur des droits en matière de sexualité et de procréation, et sa reconnaissance en droit international en tant que question relevant des droits humains.

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes 2024, trois femmes ayant participé à la Conférence reviennent sur ce moment charnière de 1994, sur les raisons pour lesquelles elles accordent tant d’importance aux droits en matière de sexualité et de procréation, et sur ce qui reste à faire pour protéger ces droits.

Charlotte Bunch, États-Unis

Charlotte Bunch fut fondatrice et directrice du Center for Women’s Global Leadership (CWGL) à l’Université de Rutgers [3] et est professeure émérite distinguée du département des études sur les femmes et sur le genre. Œuvrant depuis plus de 50 ans comme militante, écrivaine et organisatrice au sein des mouvements féministes, LGBT et de défense des droits humains, elle est actuellement membre du conseil d’administration de l’Urgent Action Fund for Feminist Activism [4].

Quels étaient vos espoirs pour les droits des femmes lorsque vous avez participé à la Conférence du Caire en 1994 ?
Lors de la Conférence du Caire, ma principale préoccupation et mon principal espoir étaient de faire reconnaître les droits reproductifs des femmes en tant que question relevant des droits humains. Nous étions parvenus, lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne, en Autriche, en 1993, à obtenir une large reconnaissance du fait que « les droits des femmes sont des droits humains » et nous voulions que la Conférence du Caire concrétise ce principe en ce qui concerne le contrôle des femmes sur leur corps. Nous souhaitions également que le volet développement de la Conférence du Caire sur la population et le développement soit intégré en tant que question liée aux droits humains, dans le cadre de notre collaboration Nord-Sud sur les droits des femmes.

30 ans après, que pensez-vous de la situation des droits des femmes en matière de procréation dans votre pays ?
À maints égards, les droits des femmes en matière de procréation aux États-Unis ont gagné du terrain ces 30 dernières années, mais c’est toujours une bataille majeure dans le pays, en particulier depuis que la droite a pris le contrôle du Parti républicain. La récente décision de la Cour suprême des États-Unis annulant l’arrêt Roe v. Wade, qui avait fait de l’avortement un droit constitutionnel, est un recul majeur sur cette question. Mais il l’a aussi placée au centre du débat politique dans le pays. Je suis optimiste sur le long terme, car je pense que la plupart des femmes (et de nombreux hommes) aux États-Unis veulent ces droits et voteront en faveur de leur rétablissement.

Avez-vous une anecdote personnelle à partager sur les raisons pour lesquelles ce sujet vous tient à cœur ?
J’ai grandi dans une petite ville au Nouveau-Mexique et j’ai vu ce qui s’est passé pour plusieurs de mes amies lorsqu’elles sont tombées enceintes au début des années 1960, avant que la pilule contraceptive et l’avortement ne soient facilement disponibles. Elles ont dû quitter le lycée sans obtenir leur diplôme et les rêves de leur vie ont été chamboulés. Comme bien des femmes de mon âge, je craignais de tomber enceinte lorsque j’avais des relations sexuelles, même avec un moyen de contraception, car j’ai vu ce qu’elles ont traversé. Cela m’a marqué durablement quant aux raisons pour lesquelles cette question est si cruciale pour les opportunités dans la vie des femmes.

Qu’est-ce qui doit changer pour garantir que les femmes et les filles dans le monde aient accès aux droits en matière de sexualité et de procréation ?
Les hommes et les femmes féministes doivent gagner plus de pouvoir politique de par le monde. Nous devons convaincre plus de gens qu’il s’agit d’un droit fondamental, celui de disposer de son propre corps, et qu’il est crucial pour la capacité des femmes à exercer nombre de leurs autres droits sociaux, économiques et politiques.

Leila Hessini, Algérie

Dirigeante, stratège et conseillère féministe transnationale, Leila Hessini met plus de 25 ans d’expérience dans l’organisation, le plaidoyer et la philanthropie au service de la progression des droits humains, de l’égalité de genre, des droits en matière de sexualité et de procréation, et de la justice. Née en Algérie, Leila occupe actuellement le poste de conseillère internationale à l’Institut Asfari pour la société civile et la citoyenneté de l’Université américaine de Beyrouth, au Liban [5]. Elle travaille également en tant que stratège principale pour des organisations comme Urgent Action Fund-Africa et Trust Africa, afin de promouvoir une initiative sur la façon de Réimaginer les philanthropies féministes et panafricaines [6].

Quels étaient vos espoirs pour les droits des femmes lorsque vous avez participé à la Conférence du Caire en 1994 ?
J’ai eu la chance de déménager au Caire en 1993 pour travailler avec le Comité de pilotage de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD). Dans le cadre de mes fonctions, j’ai rencontré des réseaux de femmes de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient, pour discuter des perspectives nationales et régionales du Programme d’action de la Conférence.

Il existait des différences entre les perspectives et les stratégies du mouvement féministe mondial, mais nous nous sommes unies autour de domaines clés que nous savions vouloir influencer pour basculer d’une approche de contrôle de la population à une approche fondée sur les droits des femmes, l’élimination de la pauvreté et le développement durable.

Puisque la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) se tenait au Caire, il importait de mettre en avant l’histoire riche et diverse, les réalités et les luttes des mouvements féministes dans la région Afrique du Nord et Moyen-Orient car bien souvent, ils ne sont pas reconnus dans le Nord, délibérément ignorés ou réduits au silence.

Le Programme d’action de la CIPD était un document historique à bien des égards, parce qu’il était axé sur des termes prônés par les féministes, notamment une approche intersectionnelle des droits humains en ce qui concerne la santé sexuelle et reproductive des femmes, l’élimination de la pauvreté et le développement économique.

30 ans après, que pensez-vous de la situation des droits des femmes en matière de procréation dans le monde ?
Depuis la CIPD, plus de 60 pays ont réformé leurs lois sur l’avortement, et de récentes initiatives visent à dépénaliser et libéraliser l’avortement en Colombie, en Argentine, au Mexique et au Bénin. Cependant, quatre pays – les États-Unis, le Salvador, le Nicaragua et la Pologne – ont restreint les droits à l’avortement.

La position des États-Unis sur l’avortement, en décalage avec la tendance mondiale, est une véritable honte, surtout pour un pays qui se considère comme une démocratie. Les femmes du monde entier savent que la lutte féministe pour démanteler le sexisme et le pouvoir masculin et leur garantir des opportunités dans la vie ne sera pas menée à bien tant que toutes les femmes n’auront pas le contrôle de leur vie sexuelle et reproductive.

Dans un monde vraiment démocratique et juste, l’avortement doit être considéré comme faisant partie intégrante de la vie des femmes et de la vie tout court, et comme une pratique courante et normale sur laquelle les femmes ont le pouvoir et le contrôle.

Pourquoi ce sujet vous tient-il à cœur ?
Au cours de ma vie, j’ai eu besoin de recourir à l’avortement, j’ai accompagné des femmes qui en ont eu besoin, j’ai donné naissance à deux magnifiques filles, j’ai élevé mes enfants et j’ai aidé d’autres parents à le faire, et tout cela est au cœur de mon humanité, de ma vie et de mes droits en matière de procréation.

Qu’est-ce qui doit changer pour garantir que les femmes et les jeunes filles dans le monde aient accès aux droits en matière de sexualité et de procréation ?
Nous avons besoin d’une mutation profonde et radicale qui commence par la valorisation de toutes les femmes et les filles, y compris celles qui s’identifient comme trans, non-binaires et ne se conformant pas à la norme de leur genre. Cette démarche doit être étayée par un changement profond et systémique à plusieurs niveaux de l’écosystème – individuel, institutionnel, sectoriel – afin de garantir qu’elles bénéficient toutes d’un large éventail de services et de droits en matière de sexualité et de procréation qui soient accessibles, acceptables, abordables et disponibles.

Marge Berer, Royaume-Uni

Fondatrice et rédactrice en chef du journal Reproductive Health Matters [7] (La santé reproductive compte) de 1992 à 2015, Marge Berer a été coordinatrice et rédactrice de la lettre d’information numérique de la Campagne internationale pour le droit des femmes à un avortement sûr [8] de 2015 à 2023, et continuera de diffuser cette lettre d’information en 2024. Elle a présidé le premier groupe consultatif sur le genre à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) de 1996 à 2001 et est devenue maître de conférences honoraire à la London School of Hygiene & Tropical Medicine [9] en 2022.

Quels étaient vos espoirs pour les droits des femmes lorsque vous avez participé à la Conférence du Caire en 1994 ?
Nombre d’entre nous nourrissaient l’espoir que cette rencontre permettrait de soutenir un large éventail de droits relatifs à la santé en matière de sexualité et de procréation, et c’est effectivement ce qui s’est produit. Un grand groupe international de féministes, coordonné par Adrienne Germain de la Coalition internationale pour la santé des femmes, a organisé une réunion stratégique au Brésil en 1992 et beaucoup d’autres organisations non gouvernementales, ainsi que des agences des Nations unies, dont l’OMS et le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), ont participé activement à la conférence du Caire pour promouvoir les questions liées aux droits des femmes. Cependant, lors de la conférence, l’opposition de nombreux gouvernements au droit à l’avortement sécurisé était bien présente et, lorsque ce sujet a été abordé, la réunion s’est enlisée dans l’élaboration d’un délicat compromis, qui a aujourd’hui encore une influence restrictive. Dans le cadre de ce « compromis », l’avortement devait être sécurisé là où il est légal (or, le manque de sécurité est surtout prégnant là où il est illégal) et ne devait pas être utilisé comme méthode de planification familiale (or, c’est souvent le cas lorsque la contraception ne fonctionne pas ou n’est pas utilisée). L’intention était en fait que l’avortement ne soit pratiqué qu’en cas de risque pour la santé et la vie. Ces « compromis » aspiraient à restreindre fortement les motifs admissibles.

30 ans plus tard, que pensez-vous de la situation des droits des femmes en matière de procréation dans votre pays ?
Au Royaume-Uni, les services de santé en matière de sexualité et de procréation ne cessent de s’améliorer. En Irlande du Nord, la loi sur l’avortement a finalement été modifiée après que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a été appelé à se prononcer. En revanche, aux États-Unis (j’ai la double nationalité), la situation ressemble à une guerre civile entre les États dominés par une politique anti-avortement et les États dominés par une politique pro-choix, avec une Cour suprême hostile à l’avortement ; l’état de droit et les droits des femmes sont bafoués d’une multitude de façons.

Pourquoi ce sujet vous tient-il à cœur ?
J’ai eu une relation avec un réfugié qui apprenait l’anglais dans l’école où j’enseignais. Une nuit, il n’avait pas de préservatif. Oh, dit-il, une seule fois ça n’a pas d’importance – mais je suis tombée enceinte. C’est à ce moment-là qu’il m’a appris qu’il était marié et père de quatre enfants dans son pays d’origine, et je n’ai plus jamais entendu parler de lui. Cette histoire n’a rien d’exceptionnel.

Qu’est-ce qui doit changer pour garantir que les femmes et les jeunes filles dans le monde aient accès aux droits en matière de sexualité et de procréation ?
Le respect envers les femmes et les filles, et l’appui à tous les droits en matière de sexualité et de procréation par le biais de lois, de politiques et de services afin qu’elles aient l’autonomie et les moyens d’avoir les enfants qu’elles désirent et ne soient pas contraintes d’avoir des enfants non désirés dont elles ne peuvent pas s’occuper, quelles que soient leurs raisons.

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